Interview sur le commerce équitable par la Ligue de l’Enseignement

Interview published in Le dossier du mois (octobre 2009) de la Ligue de l’Enseignement.

Available on: http://laligue.org/wp-content/uploads/2012/06/equitable_vif.pdf

media-ligueLes ressorts de la consommation équitable

La consommation n’est pas une activité neutre, mais une façon de construire son identité sociale. Les Trente Glorieuses furent marquées par l’émergence de la consommation de masse : l’ambition de la plupart des ménages était l’accès aux biens. Dans une société aujourd’hui différente, des tiraillements se font jour et les enquêtes d’opinion montrent une forte dégradation de ce modèle imaginaire. L’émergence du commerce équitable et plus largement de la consommation responsable traduisent ces incertitudes et leur offrent une issue.

Vous évoquez dans vos écrits une « souffrance » du consommateur contemporain, à tout le moins un malaise face au jeu dans lequel il est engagé. Quels en sont les signes et comment l’interprétez-vous ?

Nil Özçağlar-Toulouse: Tout d’abord il faudrait évoquer les consommateurs, au pluriel, et c’est justement l’une des pistes qui permettent de répondre à votre question. Dans les décennies qui ont suivi l’après-guerre la question était plutôt d’accéder à une norme et la critique de la « société de consommation », pour reprendre une formule popularisée par Jean Baudrillard, est alors marginale : elle est alors le fait d’une « élite ». Les enquêtes d’opinion montrent que l’adhésion au modèle de la société de consommation tend à chuter dans les années 1990. On peut interpréter cette chute de diverses manières : un économiste évoquera le fait que la plupart des ménages soient désormais équipés et que la France est une économie « mature » en ce qui concerne les marchés de biens. Certains sociologues évoqueront à la suite de Bourdieu la « distinction » et le souci de la différence, caractéristiques d’une certaine culture hantée par l’imaginaire hiérarchique, où chacun cherche à la fois à ressembler et à se  distinguer ; une consommation différente peut dans ces conditions une façon de marquer sa différence. Mais on peut aussi, plus simplement, relever la montée en puissance des thèmes comme l’écologie et les dégâts sur l’environnement, ou encore à la faveur de la mondialisation le sentiment que nos actes les plus banals ont des répercussions dans d’autres pays. Enfin, cette mondialisation est associée au sentiment grandissant de ne plus avoir de « prise » sur le monde, d’être en quelque sorte dépassé par les événements. La consommation peut alors apparaître comme un moyen de « reprendre la main ».

Peut-on alors parler de geste politique ?

Je n’irais pas jusque-là, même si pour une frange des consommateurs c’est effectivement le cas. Mais à vrai dire la majorité des gens qui achètent du café labellisé ou se rendent dans les boutiques d’Artisans du monde ou de Minga n’ont pas tous l’ambition de changer le monde ou d’accomplir un acte fort ; c’est aussi un « geste », une façon de redonner du sens à un acte d’achat autrement banalisé, et désormais connoté avec l’idée du gaspillage des ressources ou de l’exploitation des producteurs. Il y a dans l’achat « responsable », tel qu’il est pratiqué aujourd’hui par l’essentiel des consommateurs concernés, moins une conduite systématique qu’une forme de réparation, venant en quelque sorte compenser une inscription presque inévitable – ou perçue comme telle – dans l’économie marchande.

Ne rencontre-t-on pas des comportements dépassant cette simple stratégie de réparation ?

Assurément, le monde des consommateurs équitables demande à être décrit avec plus de précision. Tout d’abord il faut noter que les Français ont généralement tendance à faire confiance en l’État pour régler des problèmes de grande ampleur : à la différence des Anglo-Saxons par exemple, mais aussi des Scandinaves, les Français sont assez sceptiques sur l’idée que l’initiative privée et les gestes individuels suffisent à changer le monde. Seule une frange marginale des consommateurs français se situe dans une démarche vraiment militante, qui englobe généralement d’autres aspects de leur vie. Ceux-là sont particulièrement exigeants et ne se limitent pas à choisir des produits labellisés : ils interrogent leur provenance géographique et se montrent sensibles au bilan carbone, ou même arbitrent en fonction de critères politiques. D’autres causes viennent se greffer sur l’acte de consommation, qui fait l’objet d’une réflexion approfondie. Dans cette mouvance plus radicale on trouve aussi des individus ou des groupes anticonsommation, regroupés au sein de systèmes d’échanges locaux. Mais l’essentiel des achats de produits équitables concerne quelques produits ciblés, et est le fait de citoyens soucieux de mettre en cohérence leurs inquiétudes et certaines de leurs pratiques ; il s’agit moins au fond de refaire le monde que de se construire soi, en sortant de la passivité du consommateur pour se reconnecter au monde d’une façon plus digne, plus active et plus sensée. Certains y verront une façon de maîtriser davantage leur impact sur le monde, d’autres une façon de résister : l’une et l’autre interprétation ont en commun l’idée de « se libérer » des liens marchands imposés. Cette injonction de libération est elle aussi dans la culture de notre époque. Elle a pu connaître d’autres avatars depuis vingt ou trente ans ; aujourd’hui elle s’accomplit dans de nouveaux espaces et la consommation en est un.